Corps Super 8

Abordons les enjeux primordiaux, le territoire des images, le travail du signifiant : " est expérimental tout film où les préoccupations formelles sont au poste de commande". Cette définition de Dominique Noguez est très claire. Voilà une règle qu'il n'est pas nécessaire de transgresser car elle porte en elle tous les éléments susceptibles de bouleverser la belle et rassurante ordonnance des signifiés. C'est la règle que j'accepte d'emblée et qui m'offre la possibilité d'exercer au mieux mes capacités de créateur...

L'exploration du sujet (LE CORPS) requiert presque exclusivement l'esthétique du gros plan. Les axes de prises de vues instaurent, à partir d'emplacements inattendus, une véritable polyvision de la scène comme une multitude de " caméras / ?il " placée partout dans le but de capter un maximum de fragments d'espace, tandis que, çà et là, l'axe étalon (le point de vue à hauteur d'homme) resitue une vision plus conforme à la réalité objective. Le sujet est en général centré dans le cadre, mais souvent on distingue des décadrages ou des obliques qui lui font perdre sa verticalité et l'entraînent dans une configuration spatiale qui échappe aux lois de la pesanteur. Les plans sont très brefs : le plus court, c'est bien entendu le photogramme (1/24ème de seconde) et le plus long ne dépasse pas une demi-minute...

Le travail sur les mouvements de caméra se développe d'une manière à la fois plus intense et plus maîtrisée. Ces mouvements, intégralement réalisés à la main, sont tantôt souples et lents, tantôt emportés dans des arabesques fluides ou des circonvolutions complexes. Parfois, j'effectue de minuscules vibrations latérales dont l'amplitude s'accentue à la projection, ce qui donne l'effet singulier d'une pellicule dont les perforations auraient échappé aux griffes d'entraînement du projecteur. D'autres fois, j'effectue ce même type de vibrations mais à l'aide d'un objectif à focale variable, c'est-à-dire le zoom, par une longue série de va-et-vient répétés de très courte fréquence. L'image ainsi produite a un aspect quasi hypnotique...

Les morceaux de choix sont les dialogues chorégraphiques entre les corps filmés et moi (corps filmant).

Tout commence assez timidement : approche sensorielle de l'espace et du corps de l'autre ; je cadre, je mesure la lumière, je fais le point. Petit à petit, nos gestuelles se répondent, se complètent, s'interpénètrent. J'abandonne le contrôle du viseur et filme par à-coups, en me souciant, naturellement, de diriger l'objectif vers mon partenaire. Je procéderais presque de la même manière si j'étais aveugle. Ce qui importe, c'est de plonger dans l'intensité du moment, de se laisser transporter par la liberté de son expression gestuelle et la sensation de celle de l'autre. " C'est comme s'il y avait une unité parfaite, ici, entre le sujet, le mouvement de la caméra et le tempérament du cinéaste lui-même "...
Tout s'arrête lorsque j'ai terminé mon lot de pellicules. Alors, de cet accouplement d'acrobaties cinématographiques entre le sujet filmé et le sujet filmant, le sujet désiré et le sujet désirant, jaillissent des images aux caractéristiques insoupçonnées. Opération alchimique du film qui transforme le corps réel en corps élastique, fluide, élargi tel l'éther qui, selon la philosophie des Anciens, est la substance constitutive du cosmos...


On voit bien, petit à petit, comment ces improvisations, ces tâtonnements, voire ces erreurs font du cinéaste expérimental un créateur dont le travail s'apparente à celui du plasticien qui progresse par soubresauts, attentif à tous les dérapages, enthousiasmé par toutes les trouvailles imprévues sans qu'il se soucie du résultat final, ce rendu impossible à objectiver au départ, dans sa globalité. Le processus de fabrication dicte ses propres lois auxquelles il est conseillé de se soumettre ou de résister, c'est selon, mais toujours avec le maximum de fidélité à son intuition et au hasard. Ces données ne se présentent pas comme une force d'inspiration mais plutôt d'expiration comme l'écrit Cocteau : " Nous sommes habités par quelqu'un de beaucoup mieux que nous, par une nuit beaucoup plus intelligente que notre jour. Cette nuit veut aller dehors et exige notre aide. "


Le travail du montage procède de la même disposition créatrice. Le montage est presque exclusivement effectué à la caméra, par une juxtaposition de brèves saccades, de " petites giclées " comme le note impudiquement Noguez au sujet des films de Jonas Mekas. La temporalité de l'action corporelle est sans cesse interrompue par une singulière opération de tournage à dynamique circulaire qui consiste à mettre bout à bout des fragments de film en prise directe. Car, il s'agit bien, tout en respectant la chronologie de l'action, de " tourner autour du sujet ".
Cette façon d'encercler son sujet restera une figure cinématographique dominante dans l'ensemble de mes films.


D'autres opérations de montage s'effectuent hors caméra à l'aide d'une visionneuse et d'une colleuse.
Ici, il n'est plus question de la moindre trace de causalité narrative et même la structure temporelle des séquences vole en éclats. Les plans s'articulent dans cette forme indicible du chaos à laquelle je m'abandonne toujours avec plaisir.
Les dernières opérations s'apparentent à des exercices d'électroacoustique : répétition d'un même plan tourné à plusieurs reprises avec de subtiles variations (dans l'expression ou le déplacement d'un personnage, par exemple) ; isolement d'un plan extrait et placé bien avant dans une autre séquence à laquelle il est totalement étranger (flash avant) ; enfin, manipulation du corps du plan lui-même. Ce qu'on appelle en musique l'attaque, le développement et l'extinction du son. Je sépare ainsi dans une même action filmée en continu, son début, son déroulement et sa chute pour les repositionner dans un tout autre ordre.


PROPOSITIONS THÉORIQUES

Il m'apparaît important de dresser la proposition d'une théorie sur l'approche du corps par l'écriture cinématographique et plus précisément par l'écriture du Super 8. Appliqué dans le champ du cinéma narratif, le concept d'écriture est employé au sens propre : c'est le scénario et le découpage technique, rédigés, qui contiennent toutes les informations nécessaires à la réalisation du film. Dans le champ du cinéma expérimental, ce concept prend un sens figuré lorsqu'il est question de recourir au cinéma comme outil spécifique et d'y faire correspondre sa sensibilité. Comme l'explique Souriau : " On emploie le terme d'écriture pour désigner toute action de tracer pour la vue quelque chose qui soit chargé de sens, dans la dynamique d'un véritable démiurge... " On parle ainsi aisément d'écriture gestuelle ou d'écriture picturale qui corroborent l'idée d'un style propre à chaque créateur.


Film après film, l'utilisation du format Super 8 me conduit à prendre conscience d'un certain nombre de particularités inhérentes à ce support.
En 1965, apparaît le format qui nous intéresse ici, le Super 8. Les bobines films se présentent sous forme de cassettes d'une longueur de 30 mètres. On peut utiliser de la pellicule inversible couleur Kodachrome 40 asa puis, dès le début des années soixante-dix, de l'Ektachrome 160 ; enfin et jusqu'à aujourd'hui du film sonore et de l'inversible noir et blanc.
En ce qui concerne les caméras, on trouve aussi bien le bas de gamme (en général des sous-marques) que la grande qualité et pour un prix encore accessible (quelques milliers de francs). Ce type de caméra possède tous les mécanismes qui permettent de résoudre aisément l'ensemble des paramètres propres à l'image cinématographique : la visée reflex, fidèle à la totalité du cadre, la cellule incorporée qui mesure la lumière et commande l'ouverture ou la fermeture du diaphragme, l'objectif à focale variable (ou zoom) qui réunit une large variété de focales depuis le grand angulaire jusqu'au téléobjectif, la bague de mise au point qui règle la netteté du sujet depuis la position macro jusqu'à l'infini, enfin la variation de vitesse de déroulement du film (ralenti, accéléré ou image par image). Toutes ces opérations techniques sont complémentaires, pratiques, simples et facilitent considérablement l'appropriation de l'outil caméra. Les fabricants proposent parallèlement des projecteurs, des visionneuses et des colleuses dont le maniement n'est guère plus laborieux. Ainsi, il devient possible pour une seule personne de maîtriser la quasi-totalité du processus de création cinématographique.
On comprend l'engouement des amateurs pour le Super 8. C'est pour les mêmes raisons que de nombreux cinéastes expérimentaux, et particulièrement en France, utilisent ce format.


Revenons sur la comparaison avec la méthode professionnelle afin de saisir comment celle-ci fait perdurer l'idée d'un système technique complexe, inaccessible et réservé aux experts. Les caméras 35 mm, Panavision, Arriflex, Mitchell ou Aaton sont très onéreuses et toutes les opérations de prise de vues sont séparées, que ce soit la mesure de la lumière, la mise au point, le travail du cadre, le choix de l'optique ou les mouvements d'appareil. Elles nécessitent l'intervention de personnes dûment accréditées et préparées par l'assistanat ou l'apprentissage en école spécialisée, telles que le chef opérateur, le pointeur, le cadreur ou le machiniste.
Les codes esthétiques du cinéma dominant sont rigides : en priorité, il ne faut pas que la stabilité de l'image soit affectée ; on place donc la caméra sur un pied et lorsqu'on effectue des déplacements, divisés eux-mêmes en deux groupes principaux, le panoramique et le travelling, on la place alors sur des rails, sur une grue (Dolly, Louma) ou encore, on utilise un harnais (Steadicam) porté par l'opérateur. L'échelle des plans est une nomenclature conventionnelle qui va du très gros plan jusqu'au plan général, en passant par le sacro-saint plan américain. Quant aux axes de visée, s'impose d'abord le point de vue à hauteur d'homme, ce que j'ai nommé plus haut l'axe étalon, puis, la plongée et la contre-plongée.
Le cinéma professionnel manifeste une curieuse contradiction : d'un côté, des choix esthétiques fonctionnels qui marchent à l'économie et, de l'autre, pour les mettre en ?uvre, une quantité de techniciens, d'assistants et une infrastructure industrielle qui nécessite des sommes énormes.


Pour ma part, je renverse intégralement la proposition : mon cinéma, grâce au Super 8, est un cinéma peu onéreux tandis que mes choix esthétiques s'abandonnent à la profusion et à la démesure. Évidemment, lorsque j'emprunte une caméra, je connais l'ensemble des codes du cinéma professionnel que je viens d'énumérer. Il aurait fallu pour m'y soustraire que je n'aie jamais vu le moindre film de cette catégorie, un comble pour quelqu'un qui aime, pratique et enseigne cette matière, quoique, justement, je m'efforce d'oublier les codes en question et d'accomplir l'acte de tournage comme un acte spontané, vivant et libéré des contraintes techniques. J'adhère totalement à la pensée théorique de Brakhage qui évoque une vision sans culture, un état de perception propre à l'enfance : " Imaginez un ?il qui ne soit pas gouverné par les lois de la perspective fabriquées par l'homme, un ?il qui ne se préoccupe pas de la logique de la composition, un ?il qui ne répond pas instinctivement à chaque nom mais qui doit reconnaître chaque objet, dans la vie, au travers d'une aventure de perception... Imaginez un monde avant le commencement, avant que la parole soit ".


J'observe, en plus des qualités techniques propres à la caméra Super 8 c'est-à-dire, on vient de le voir, cette capacité exceptionnelle qu'elle offre de contrôler toutes les opérations de prise de vues, trois nouvelles particularités susceptibles d'en faire un support d'expérimentation pour une écriture personnelle.


La première est sa petite taille et son faible poids qui impliquent presque instinctivement qu'on la prenne à la main, ouvrant de manière insoupçonnée la palette des mouvements. Et, c'est bien le moins qu'on puisse souhaiter du cinéma, art du regard, du mouvement et de l'enregistrement du temps, le photogramme étant sa seule unité fixe. La caméra devient donc le prolongement de ma main, de mon bras, de mon corps et il m'appartient, avec ou sans le contrôle du viseur, de lui faire accomplir toutes les circonvolutions que je souhaite. Je suis alors un cinéaste danseur ou un cinéaste peintre gestuel qui capte en fonction de ma propre dynamique corporelle des fragments d'espace et de temps. Ce qui émerge ici, c'est la qualité de vibration, d'ondulation et de souplesse transcrites par la caméra et qui témoignent de la réelle présence du sujet filmant.


L' "objet" dont l'essence même et la morphologie se prêtent le mieux à cette exploration spécifique du mouvement, c'est bien entendu le corps. C'est dans l'échange, impulsif ou plus élaboré, entre ces deux énergies, le corps filmant et le corps filmé, que s'installent les correspondances plastiques les plus réussies. On comprend davantage pourquoi, de l'autre côté, le cinéma narratif, et depuis son origine, s'évertue à gommer toute trace de présence "suspecte" de l'opérateur car il n'y a pas d'acte de tournage mais un acte de mise en scène où les principes de fixité, de stabilité de l'image ou de fluidité du mouvement se mettent au service de la crédibilité de la dramaturgie, de la représentation réaliste de la fiction.


La seconde particularité du Super 8 est déterminée par le rapport entre les deux côtés (largeur et hauteur) de son image. La surface est proche du carré alors que le 16 mm, le 35 mm et le 70 mm sont des formats beaucoup plus rectangulaires. Les lois de composition qui en résultent sont forcément différentes.
Cette esthétique s'impose, je dirais là aussi presque instinctivement dès qu'on a l'?il derrière le viseur ; on y constate alors une surface-plan qui s'inscrit idéalement dans un quadrilatère ou dans un cadre. Il apparaît naturel de s'approcher de son sujet afin de le centrer avec le maximum d'efficacité, via le plan serré ou le gros plan. Le corps et sa fragmentation restent la figure idéale pour cette seconde exploration. Par ailleurs, lorsque je souhaite cadrer un sujet vertical dans son intégralité, je fais pivoter la caméra pour le disposer dans une diagonale. J'effectue également de nombreuses prises de vues en suivant un axe oblique, ce qui me permet d'obtenir un champ plus profond. Les formats professionnels se prêtent davantage à l'utilisation du plan large ou du plan d'ensemble. Ici, la configuration rectangulaire du cadre resitue l'illusion de profondeur dans de bonnes conditions. C'est le système perspectif de la Renaissance devenue la règle du cinéma narratif (son nombre d'or).


La troisième particularité du Super 8 prolonge ce principe du gros plan auquel je tiens tant par une autre constatation d'ordre technique, concernant cette fois l'émulsion de la pellicule. Ce récepteur photosensible à la lumière est une couche chimique uniforme constituée de microcristaux d'halogénure d'argent dont la granulation est plus ou moins sensible à la projection. Dans l'émulsion Super 8, la quantité de cristaux ou de grains est deux fois plus réduite que dans le 16 mm, elle-même deux fois plus réduite que dans le 35 mm, etc. La définition de l'image qui en découle, ce qu'on appelle communément son piqué, est bien distincte selon les formats. Ainsi, pour le Super 8, la meilleure qualité s'obtient en filmant en gros plan ou en macro, c'est-à-dire à quelques centimètres du sujet. Une fois de plus, c'est bien le corps qui convient parfaitement à cette approche très serrée car on y examine une parfaite conformité plastique entre la pigmentation de sa peau et la granulation de la pellicule.



L'investigation de ces trois particularités du Super 8 (la gestualité, l'esthétique du cadre proche du carré et la qualité de l'émulsion) m'apparaît essentielle. Elle ouvre sur une écriture cinématographique pleinement personnelle. Par ailleurs, la maîtrise de tous les processus de fabrication de l'image permet l'autonomie de la pratique et l'appropriation des mécanismes de la création. Elle me permet enfin d'exercer le cinéma comme un art offert à la satisfaction de mes désirs : le corps, toujours le corps, dans une relation amoureuse du filmant au filmé. " Corps suis-je, tout et totalement et rien d'autre. "


L'approche du corps par l'écriture du Super 8 n'échappe pas à la clairvoyance d'autres cinéastes regroupés dans le milieu des années soixante-dix et en France. Ainsi Teo Hernandez, Michel Nedjar ou Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. On note des correspondances thématiques et esthétiques avec mon propre travail : d'abord, en priorité, le même désir homosexuel, puis la même attirance pour l'expression lyrique des mouvements, les cérémonies profanes, la nudité des corps, le leitmotiv de la caresse, l'absence de dialogue et enfin le même goût pour le baroque, les apparats, les couleurs chatoyantes et les brillances. Cette proposition de " l'école du corps " constitue un modèle tout à fait original qui n'a pas d'équivalent.


La problématique du corps demeure un enjeu prioritaire et son approche par l'écriture cinématographique résonne en moi comme une véritable éthique. C'est servir l'indiscrétion fondamentale du cinéma, art du regard, et c'est surtout transgresser les règles et les acquis d'un langage codifié pour édifier une praxis, comme action créatrice, libre et subjective.

Extraits de textes choisis par Stéphane Marti.
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